Avez-vous déjà rencontré madame Chose ? Vous savez, celle dont on n'aime pas dire le nom ? C'est ça, madame Lamort. Appelons-la par son vrai nom, même si c'est difficile. Madame Lamort donc... Moi, je l'ai rencontrée à quelques reprises au cours de ma vie. Did you ever meet Old Lady "What's Her Name"? You know who I mean - the lady whose name we hate to say out loud? That's right, Old Lady Death. May as well face it and use her real name. OK, so it's Old Lady Death. I have run into her several times in my life. La première fois, j'avais 13 ans, lors du décès de mon oncle Henri. Celui qui avait un grand nez et portait une coupe en brosse si douce au toucher de ma petite main d'enfant. Il s'est suicidé à 33 ans, laissant derrière lui une femme et trois jeunes enfants. Pour la première fois, le mot « injustice » s'imprimait dans ma tête et dans mon cœur. The first time was when I was 13 and my Uncle Henry died. I remember his big nose, and his brush cut that felt so soft to the touch when, as an infant, I ran my hand over it. He committed suicide at 33, leaving a wife and 3 young children. That was when I first understood in my mind and felt deeply, in my heart, just how unfair life could be. Mon grand-père était décédé quelques années auparavant. Celui-ci était « parti ». Le téléphone avait sonné en pleine nuit. Trop petite, je n'avais pas assisté à ses funérailles et j'ai très peu de souvenirs de son départ, bien que je me souvienne très bien de lui, de son visage ridé et de ses doigts pliés, figés. Je me rappelle cependant avoir surpris parfois ma mère qui, étendue sur son lit, pleurait. Ce qui était très inusité. Mais de ça, on ne parlait pas. Beaucoup plus tard, j'ai perdu ma grand-mère, mon père et ma mère. C'était dans l'ordre des choses; ils étaient vieux. Madame Lamort est repassée dans ma vie au cours des années 90. En fait, elle est venue s'installer tout près de chez moi pendant un long moment. Elle a commencé par venir chercher ma meilleure amie, âgée de 45 ans seulement. C'était en 1995. Ce fut le début d'une longue période sombre ou ami(e)s, parents, ami(e)s et parents d'ami(e)s ont été fauchés. Madame Lamort est même venue chercher un petit bonhomme de 7 ans, le petit-fils d'une grande amie à moi ainsi qu'une splendide jeune femme de 18 ans, la fille d'une amie d'enfance. Cancer, suicide, accident. Pendant quelques années, Madame est venue « cueillir » autour de moi, comme on cueille des fleurs, des personnes que j'aimais beaucoup. Clément, Thérèse, Raymonde, René... Chaque fois, déjà ébranlé sur ses fondements par une séparation et la maladie, mon monde s'écroulait. C'était comme si Madame m'avait asséné des coups à répétition pendant trois ans. À peine relevée du dernier deuil, «vlan!», elle me « sacrait » un autre coup de poing dans l'estomac. Au plancher! KO! Elle m'en a fait baver un coup! Au point où je rêvais souvent à elle... Je me souviens clairement d'un rêve où je suis assise sur un lit, dans une toute petite chambre. La porte est entrouverte. Je sais que je dois sortir, mais entre la porte et moi, madame Lamort est là, à quatre pattes sur le plancher, revêtue de sa grande robe noire, son visage fantomatique dissimulé dans son capuchon, tenant sa faux dans sa main blanche. Elle me fixe de ses yeux vides. Je sais que, si je veux sortir, je dois la pousser, la tasser. J'en suis incapable. Je n'ose y toucher. Je me réveille dans des sueurs froides. Au cours de ces années d'enfer, j'avais presque accepté sa présence, presque appris à vivre avec elle. Comme dans la chanson « La solitude » de Georges Moustaki, je m'en étais fait presque une amie. Puis, une quinzaine d'années ont passé. Madame Lamort était retournée se coucher. J'avais fait mes deuils. J'étais en paix. Mais voilà que là, elle se pointe à nouveau à l'horizon. Pas pour les autres cette fois, mais pour moi. Un pronostic de deux, peut-être trois ans flotte au-dessus de ma tête. Une épée de Damoclès . Trois ans, ça passe comme un coup de vent. Madame Lamort est là tout près, tout le temps. Je la vois dans son accoutrement préféré, et je devine au fond de son capuchon, ses yeux creux qui me fixent, son visage cadavérique qui me sourit. Je sens les os de sa main enserrer la mienne et ça me fait frémir. Elle me rôde aux alentours. Je sens ses vêtements frôler mon corps, je respire jour après jour son odeur de vieux grenier, je ressens sa présence. Une présence grise, gris souris, comme un jour de pluie. Elle me suit partout, comme une ombre par une journée ensoleillée. Elle m'accueille au réveil, elle me borde au coucher. Elle est collée à ma peau. Elle m'absorbe lentement. Patiente, impassible, froide comme la glace, noire comme la nuit. Je la connais bien. Je sais comment elle peut être cruelle. C'est une tortionnaire. Je vois sa faux bien aiguisée, toute prête à me faucher. Je sais comment elle s’y prendra. Pas d'un coup sec, comme pour le blé. Ce sera par petits coups. Le travail est déjà amorcé. Elle me fauche petit à petit depuis quelques années. Elle m'enlève mon énergie, un peu chaque jour. Ainsi, ça paraît moins. Elle a déjà fauché mes projets, mes rêves. Tous mes projets, tous mes rêves. Dieu sait combien j'en avais. Pour une douzaine de vies, je me disais. Elle m'a ôté mon imaginaire, mon sens de l'émerveillement, mon humour. Et je me débats comme un diable dans l'eau bénite. Comprendre ? J'ai passé ma vie à essayer de comprendre. Il n'y a rien à comprendre. Je ne peux qu'espérer... Espérer que madame Lamort ne s'intéresse qu'à la chair et aux os. Qu'elle est cannibale, charognarde. Qu'elle dédaigne la vie, la vraie. Celle qui coule dans les profondeurs de l'être et dont elle ne pourra peut-être s'emparer. Ce courant de vie inexplicable qui passe, qui reconnaît le beau, qui ressent l'amitié et qui permet l'amour. Ce courant de vie que j'ai toute ma vie observé de si près dans le monde qui m'entoure. Cette vie que j'ai essayé d'exprimer à travers ma photographie. Cette vie qui peut-être continuera... Je ne sais pas. J'ose espérer que, lorsqu'elle viendra, madame Lamort repartira avec une enveloppe vide, laissant derrière elle ma vraie vie. Celle que je souhaite infinie. Cette vie qui reste inachevée et qui aimerait bien encore faire un petit bout de chemin. Il est si tôt. J'ai fait si peu... Louise Tanguay Août 2017 Cimetière du Père Lachaise, Paris, France
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Françoise Cot
12/11/2017 05:35:39
Bonjour Louise,
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On jase...Une chronique pour discuter de choses et d'autres, dont un sujet qui me tient à cœur, le cancer. Cette maladie qui attaque sans merci jeunes et moins jeunes. En français ou en anglais. J'avais pensé appeler cette chronique «bitchage», mais on m'a fait comprendre que ce n'est pas très politiquement correct. Donc je l'ai changé pour «jasage», ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas «bitcher»... Catégories
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